GRAMMAIRES (HISTOIRE DES) - Les grammairiens latins

GRAMMAIRES (HISTOIRE DES) - Les grammairiens latins
GRAMMAIRES (HISTOIRE DES) - Les grammairiens latins

La grammaire à Rome est d’abord un héritage, celui de la grammaire grecque. Cet héritage se présente sous les deux aspects fondamentaux de la grammaire à partir de la période alexandrine: l’enseignement proprement dit, ce qui a toujours été la tâche du «grammairien», et la description systématique de la langue, dont la Tekhnè attribuée à Denys le Thrace constitue l’illustration grecque.

La source de tout savoir

Comme enseignement, la grammaire conserve ses traits originels: lecture expressive et écriture, explication des mots, interprétation des textes, etc., ce qui donne lieu dès l’époque républicaine à de nombreuses monographies et commentaires de textes. Il n’en reste, au plus, que de courts fragments. Les sujets les plus variés étant abordés à cette occasion, cet aspect de la grammaire apparaît rapidement, à Rome, comme étant la base même de la culture, à partir de l’idée simple que qui sait expliquer les mots sait expliquer les choses, donc le monde. Par le biais de l’étymologie, la grammaire devient ainsi le fondement de toutes les autres connaissances, une sorte de savoir commun à tous les savoirs. Cette tradition aboutit, à l’extrême fin de la latinité, à la somme encyclopédique d’Isidore de Séville, les Origines . On comprend par là que dans le classement des connaissances scientifiques qui apparaît au Ier siècle avant notre ère, et qui représentera jusqu’à la fin du Moyen Âge le cadre intangible du savoir (trivium et quadrivium ), la grammaire vienne en premier.

Les incertitudes des «Systèmes»

Moins diffuse est la postérité de la description systématique de la langue. Elle est représentée à Rome par les Systèmes grammaticaux (Artes grammaticae ). L’apparition de ces textes remonte au Ier siècle de notre ère: Palémon, le maître de Quintilien, semble en être le premier auteur, mais les textes qui nous restent remontent au plus tôt au IIIe siècle (Sacerdos), et les auteurs les mieux connus aujourd’hui datent des IVe et Ve siècles: Charisius, Diomède, Consentius, Donat et ses commentateurs, bien d’autres encore dont les ouvrages sont réunis dans les huit gros volumes des Grammatici latini de Keil.

Le plan de ces Systèmes répond à un triple objet: une description phonétique, une description morphologique où sont examinées l’une après l’autre les différentes catégories de mots (les «parties du discours»), enfin une analyse plus ou moins détaillée des «qualités et défauts de l’énoncé», où sont classés figures et tropes pour les qualités, solécismes et barbarismes pour les défauts. Un certain consensus s’établit entre les textes de ces différents auteurs, de telle sorte qu’on peut parler d’une «vulgate» grammaticale à Rome, dont Donat est le représentant le plus achevé parce que son analyse est de loin la plus méthodique.

En fait, pourtant, les variations sont souvent considérables d’un auteur à l’autre, aussi bien pour le plan de chaque Système que dans le détail de la doctrine. Le nombre des catégories de mots, la définition de chacune, ce qu’elles recouvrent, etc., tout varie d’un traité à l’autre. S’agissant par exemple de la voix verbale, un certain accord s’établit pour en reconnaître cinq espèces, mais avec des variations de deux à neuf si l’on considère l’ensemble des textes.

Ces fluctuations ne sont pas dues au hasard. Elles tiennent aux deux traits principaux qui caractérisent ces Systèmes , et qui proviennent de l’effort de systématisation qui avait été à l’origine de ce mode de description dans le domaine alexandrin.

Premièrement, les analyses de ces grammairiens sont essentiellement normatives. La description d’une langue comme système passe par l’étude des phénomènes de régularité qui apparaissent dans cette langue: c’est par là qu’il est possible de constituer une description qui se voudrait exhaustive à partir d’un nombre limité de catégories. Mais ce type de démarche passe volontiers du constat qu’il existe des régularités dans la langue, et donc que celle-ci forme un système, à l’affirmation que tout ce qui ne relève pas de ce système ne relève pas de la langue et doit donc en être exclu. Cette normativité de type analogique est renforcée à Rome par une normativité de type esthétique, les Latins ayant eu très tôt le sentiment que leur langue avait connu un âge d’or. La combinaison de ces deux types de normativité a entraîné la multiplication des critères de correction, et chaque grammairien appréciait à sa guise le poids relatif de ces différents critères. L’effort de systématisation de la description a ici entraîné la normativité, et celle-ci a entraîné la diversité, ou la confusion.

Deuxièmement, les grammairiens latins éprouvent un réel problème théorique quant à la délimitation de l’objet de ces Systèmes . Ils se sont efforcés en effet d’annexer à leurs traités tout ce qui pouvait faire l’objet d’une classification systématique, dans la mesure où cela correspondait à des variations linguistiques formelles. Certains grammairiens finissent ainsi par intégrer à leur Système des pans entiers de l’élocution de la rhétorique: tropes, figures, clausules métriques, etc. Mais cet élargissement incontrôlé de la grammaire est à la discrétion de chaque grammairien, et ne fait que souligner, d’un traité à l’autre, l’incertitude des limites de la grammaire.

La richesse de la langue contre la rigidité de la norme

La vulgate grammaticale latine aboutit donc à deux apories. À ces apories, pourtant, des réponses ont été apportées dans le domaine latin lui-même par des esprits originaux et féconds, Varron et Priscien, qui encadrent chronologiquement cette vulgate.

Varron (116-27 av. J.-C.) n’est pas un grammairien au sens technique du terme. L’entreprise qu’il tente avec son De lingua latina consiste à utiliser toutes les problématiques abordées jusqu’à lui dans l’analyse du langage pour établir une description d’ensemble de la langue latine. Les trois quarts du traité sont malheureusement perdus, mais le plan d’ensemble nous est connu. L’ouvrage était divisé en trois parties, où étaient examinées successivement la relation des mots, considérés individuellement, aux choses qu’ils signifient (étymologie et sémantique), puis la relation «verticale» des mots s’engendrant les uns les autres (flexion et dérivation), enfin la relation «horizontale» des mots entre eux. On ne sait pas de quel point de vue Varron envisageait cette relation des mots entre eux: on a parlé de logique plutôt que de syntaxe , mais la distinction de ces deux domaines est moins évidente qu’il n’y paraît, et, à tout le moins, leur imbrication n’a rien d’absurde puisque, dans les deux cas, il s’agit d’analyse d’énoncés.

Le projet de Varron n’était donc pas d’établir un corps rigide de définitions techniques – une «grammaire» –, mais de regrouper des recherches distinctes au nom de leur dénominateur commun, la langue. Par là était évité l’écueil de la délimitation du champ de l’analyse, mais cette synthèse puissante est restée sans suite, à cause de sa complexité, peut-être, en face de la simplicité toute technique de la grammaire.

Avec Priscien, grammairien établi à Constantinople à la fin du Ve siècle de notre ère et au début du VIe, c’est le principe de la normativité qui est mis en cause. Dans ses Institutions grammaticales en dix-huit livres, le plus gros ouvrage grammatical latin, Priscien regroupe l’enseignement épars d’Apollonios et constitue ainsi, le premier, la tripartition classique phonétique/morphologie/syntaxe. Cependant, Priscien modifie l’enseignement d’Apollonios sur le point essentiel des relations entre grammaticalité et intelligibilité. Pour Priscien, un énoncé intelligible est, de ce fait même, forcément construit, donc syntaxique: si un énoncé est intelligible, il a sa justification linguistique interne, et partant la grammaticalité, comme conformité au fonctionnement de la langue, ne peut se distinguer de l’intelligibilité. La grammaire n’est alors qu’un système de justification a posteriori, et non un système de production a priori. De ce point de vue la langue est un ensemble ouvert, et la grammaire un système fondamentalement élastique.

On le voit, il est impossible de discerner dans l’histoire de la grammaire romaine l’effet de progression que le positivisme de la fin du XIXe siècle a cru voir dans la grammaire grecque, et qui la réduit à n’être que le premier balbutiement d’une science qui serait aujourd’hui arrivée à maturité. La grammaire romaine n’est pas l’amorce de nos problématiques: c’est une autre organisation du savoir linguistique.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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